• Poèmes de Jean Sénac


      Si chanter mon amour

     

    Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie,

    Je suis un combattant qui ne se renie pas.

    Je porte au cœur son nom comme un bouquet d’orties,

    Je partage son lit et marche de son pas.

     

    Sur les plages l’été camoufle la misère,

    Et tant d’estomacs creux que le soleil bronza

    Dans la ville le soir entrelace au lierre

    Le chardon de douleur, cet unique repas.

     

    Nous pouvons oublier dans un baiser facile

    Le sang de Dien Bien Phu ou celui de Casa,

    Il vient toujours un temps où la beauté s’exile.

     

    Un temps où la colère nous arrache à nos draps.

    Lors je perds, me plains et retrouve au combat

    Le droit de te chérir er de sauver notre île.

     

       Tracts

     

    C’est un printemps de déchirures,

    De papillons sur les masures :

    PACIFICATION-EXTERMINATION !

     

    C’est un printemps de reniés,

    De morts, de mensonges dorés :

    ASSEZ DE TORTURES EN ALGERIE !

     

    C’est un printemps comme un délit,

    Comme une flamme sous la pluie :

    VIVE L’ALGERIE INDEPENDANTE !

     

    C’est un printemps comme un fusil brisé.

     

    Le chant de Robert

     

    L’odeur ouvre le front

    met dans la main une rumeur ancienne

    la simple odeur longtemps retenue de la laine

    et la tranquille ampoule où brûle le limon

     

    L’oreille ouvre le temps

    quel genêt bouge alors dans le cœur quelle pierre

    frappe la jambe quel printemps

    remet au centre la misère

     

    La bouche ouvre la nuit

    libère un vieux galion sous la dure falaise

    une fille s’endort le bruit

    des mers inachevées la conduit la protège

     

    Le cœur ouvre l’étui

    où rêvait le poète à ses futures frondes

    pareil au garve enfant que la mort dévergonde

    sourd à ses animaux sourd aux dieux, sourd aux fruits

     

    La chaleur ouvre le monde

    dans le signe de l’ami

     

     

    Simplement un instant

     

    Simplement un instant pouvoir poser ma tête

    Sur ton cœur et penser que tout n’est pas si vain,

    Et me réconciliant avec des joies honnêtes,

    Oublier que l’amour trompe plus que le vin .

     

    Approcher lentement mon désir de tes lèvres,

    Les effleurer, garder ton haleine sur moi,

    Agrandir ta pupille au-delà de la fièvre

    Et que ton œil si grand soudain paraisse étroit.

     

    Tu fuis, ta gentillesse est nerveuse et complice

    De mon geste qui donne à ta peau son éclat.

    Tous les ruisseaux du Sud ont couru sur tes cuisses

    Et l’ongle de la mer a lacéré tes bras.

     

    Poulain des sables francs, tu mords et tu rutiles,

    Tu gambades, naïf aux rires de copeaux,

    Ton corps est ce long golfe où la raison s’exile,

    O toi qui ris lorsque je dis que tu es beau !

     

    L’aube va se lever avec ses coups de pioche,

    Chacun de son côté s’enchaîne à son travail,

    Mais moi je porterai ton regard d’eau de roche,

    Et toi, garderas-tu ma main sous ton chandail ?

     

     

    Les belles apparences

     

     Le cœur à l’étroit 

    mes amis sommeillent

    ils ont froid et les abeilles

    feront un miel amer

     

    Mon pays sourit aux touristes

    Alger la Blanche dort en paix

    vont et viennent les cars de police

    la lèpre au cœur est bien gardée

     

    Qui donc ira dénoncer

    la grande amertume des ruches

    le corps à l’étroit

    les pauvres trichent avec le froid

     

    Belle peau de douce orange

    et ces dents de matin frais

    la misère donne le change

    ne vous fiez pas à tant de beauté

     

    Ici on meurt en silence

    sans trace au soleil épais

    mais demain le miel amer

    qui voudra le goûter

     

    Sous les jasmins le mur chante

    la mosquée est calme et blanche

    ô flâneur des longs dimanches

    il y a  grande merci


    A la surface de la nuit

    tas d’ordures sac et pluie

     

     

    Le temps des mots

     

    Cœur percé d’une hirondelle

    mes camarades sont en prison

    mon image n’est pas belle

    s’ils doivent y rester longtemps

     

    La beauté est difficile

    deux cœurs ne font pas une île

    mais une flèche un tison

    Au-dessus de la ville

    mes camarades sont en prison

     

    Pourquoi chanter quand nous menace

    le cri funèbre d’un innocent

    la beauté est une impasse

    l’hirondelle un mot sans passe

    si la poésie n’arrête pas le sang

     

    Cœur percé d’une hirondelle

    ma patrie est en prison

    mon image n’est pas belle

    si elle n’ouvre pas le temps

    de la liberté et de la raison

     

    Cœur percé d’une hirondelle

    la vie au bout de la chanson.